Essays
Michel de Montaigne

De la Physionomie

Book 3 Chapter 12

Quasi toutes les opinions que nous avons, sont prinses par authorité et à credit. Il n’y a point de mal. Nous ne sçaurions pirement choisir, que par nous, en un siecle si foible. Cette image des discours de Socrates, que ses amis nous ont laissée, nous ne l’approuvons, que pour la reverence de l’approbation publique. Ce n’est pas par nostre cognoissance : ils ne sont pas selon nostre usage, S’il naissoit à cette heure, quelque chose de pareil, il est peu d’hommes qui le prisassent.

Nous n’appercevons les graces que pointures, bouffies, et enflées d’artifice : Celles qui coulent soubs la naïfveté, et la simplicité, eschappent aisément à une veuë grossiere comme est la nostre. Elles ont une beauté delicate et cachée : il faut la veuë nette et bien purgée, pour descouvrir cette secrette lumiere. Est pas, la naïfveté, selon nous, germaine à la sottise, et qualité de reproche ? Socrates faict mouvoir son ame, d’un mouvement naturel et commun : Ainsi dict un païsan, ainsi dict une femme : Il n’a jamais en la bouche, que cochers, menuisiers, savetiers et maisons. Ce sont inductions et similitudes, tirées des plus vulgaires et cogneuës actions des hommes : chacun l’entend. Sous une si vile forme, nous n’eussions jamais choisi la noblesse et splendeur de ses conceptions admirables : Nous qui estimons plates et basses, toutes celles que la doctrine ne releve ; qui n’appercevons la richesse qu’en montre et en pompe. Nostre monde n’est formé qu’à l’ostentation. Les hommes ne s’enflent que de vent : et se manient à bonds, comme les balons. Cettuy-cy ne se propose point des vaines fantasies. Sa fin fut, nous fournir de choses et de preceptes, qui reellement et plus joinctement servent à la vie :

servare modum, finemque tenere,
Naturámque sequi.

Il fut aussi tousjours un et pareil. Et se monta, non par boutades, mais par complexion, au dernier poinct de vigueur. Ou pour mieux dire : il ne monta rien, mais ravala plustost et ramena à son poinct, originel et naturel, et luy soubmit la vigueur, les aspretez et les difficultez. Car en Caton, on void bien à clair, que c’est une alleure tenduë bien loing au dessus des communes : Aux braves exploits de sa vie, et en sa mort, on le sent tousjours monté sur ses grands chevaux. Cettuy-cy ralle à terre : et d’un pas mol et ordinaire, traicte les plus utiles discours, et se conduict et à la mort et aux plus espineuses traverses, qui se puissent presenter au train de la vie humaine.

Il est bien advenu, que le plus digne homme d’estre cogneu, et d’estre presenté au monde pour exemple, ce soit celuy duquel nous ayons plus certaine cognoissance. Il a esté esclairé par les plus clair-voyans hommes, qui furent onques : Les tesmoins que nous avons de luy, sont admirables en fidelité et en suffisance.

C’est grand cas, d’avoir peu donner tel ordre, aux pures imaginations d’un enfant, que sans les alterer ou estirer, il en ait produict les plus beaux effects de nostre ame. Il ne la represente ny eslevée ni riche : il ne la represente que saine : mais certes d’une bien allegre et nette santé. Par ces vulguaires ressorts et naturels : par ces fantasies ordinaires et communes : sans s’esmouvoir et sans se piquer, il dressa non seulement les plus reglées, mais les plus hautes et vigoureuses creances, actions et moeurs, qui furent onques. C’est luy, qui ramena du ciel, où elle perdoit son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l’homme : où est sa plus juste et plus laborieuse besoigne. Voyez-le plaider devant ses juges : voyez par quelles raisons, il esveille son courage aux hazards de la guerre, quels argumens fortifient sa patience, contre la calomnie, la tyrannie, la mort, et contre la teste de sa femme : il n’y a rien d’emprunté de l’art, et des sciences. Les plus simples y recognoissent leurs moyens et leur force : il n’est possible d’aller plus arriere et plus bas. Il a faict grand faveur à l’humaine nature, de montrer combien elle peut d’elle mesme.

Nous sommes chacun plus riche, que nous ne pensons : mais on nous dresse à l’emprunt, et à la queste : on nous duict à nous servir plus de l’autruy, que du nostre. En aucune chose l’homme ne sçait s’arrester au poinct de son besoing. De volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu’il n’en peut estreindre. Son avidité est incapable de moderation. Je trouve qu’en curiosité de sçavoir, il en est de mesme : il se taille de la besoigne bien plus qu’il n’en peut faire, et bien plus qu’il n’en à affaire. Estendant l’utilité du sçavoir, autant qu’est sa matiere. Ut omnium rerum, sic literarum quoque intemperantia laboramus. Et Tacitus a raison, de louer la mere d’Agricola, d’avoir bridé en son fils, un appetit trop bouillant de science. C’est un bien, à le regarder d’yeux fermes, qui a, comme les autres biens des hommes, beaucoup de vanité, et foiblesse propre et naturelle : et d’un cher coust.

L’acquisition en est bien plus hazardeuse, que de toute autre viande ou boisson. Car ailleurs, ce que nous avons achetté, nous l’emportons au logis, en quelque vaisseau, et là nous avons loy d’en examiner la valeur : combien, et à quelle heure, nous en prendrons. Mais les sciences, nous ne les pouvons d’arrivee mettre en autre vaisseau, qu’en nostre ame : nous les avallons en les achettans, et sortons du marché ou infects desja, ou amendez. Il y en a, qui ne font que nous empescher et charger, au lieu de nourrir : et telles encore, qui sous tiltre de nous guarir, nous empoisonnent.

J’ay pris plaisir de voir en quelque lieu, des hommes par devotion, faire voeu d’ignorance, comme de chasteté, de pauvreté, de poenitence. C’est aussi chastrer nos appetits desordonnez, d’esmousser ceste cupidité qui nous espoinçonne à l’estude des livres : et priver l’ame de ceste complaisance voluptueuse, qui nous chatouille par l’opinion de science. Et est richement accomplir le voeu de pauvreté, d’y joindre encore celle de l’esprit. Il ne nous faut guere de doctrine, pour vivre à nostre aise. Et Socrates nous apprend qu’elle est en nous, et la maniere de l’y trouver, et de s’en ayder. Toute ceste nostre suffisance, qui est au delà de la naturelle, est à peu pres vaine et superflue : C’est beaucoup si elle ne nous charge et trouble plus qu’elle ne nous sert. Paucis opus est litteris ad mentem bonam. Ce sont des excez fievreux de nostre esprit : instrument brouillon et inquiete. Recueillez vous, vous trouverez en vous, les argumens de la nature, contre la mort, vrais, et les plus propres à vous servir à la necessité. Ce sont ceux qui font mourir un paysan et des peuples entiers, aussi constamment qu’un Philosophe. Fusse je mort moins allegrement avant qu’avoir veu les Tusculanes ? J’estime que non. Et quand je me trouve au propre, je sens, que ma langue s’est enrichie, mon courage de peu. Il est comme nature me le forgea : Et se targue pour le conflict, non que d’une marche naturelle et commune. Les livres m’ont servi non tant d’instruction que d’exercitation. Quoy, si la science, essayant de nous armer de nouvelles deffences, contre les inconveniens naturels ; nous a plus imprimé en la fantasie, leur grandeur et leur poix, qu’elle n’a ses raisons et subtilitez, à nous en couvrir ? Ce sont voirement subtilitez : par où elle nous esveille souvent bien vainement. Les Autheurs mesmes plus serrez et plus sages, voyez autour d’un bon argument, combien ils en sement d’autres legers, et, qui y regarde de pres, incorporels. Ce ne sont qu’arguties verbales, qui nous trompent. Mais d’autant que ce peut estre utilement, je ne les veux pas autrement esplucher. Il y en a ceans assez de ceste condition, en divers lieux : ou par emprunt, ou par imitation. Si se fautil prendre un peu garde, de n’appeller pas force, ce qui n’est que gentilesse : et ce, qui n’est qu’aigu, solide : ou bon, ce qui n’e beaust que : quæ magis gustata quam potata delectant. Tout ce qui plaist, ne paist pas, ubi non ingenii sed animi negotium agitur.

A veoir les efforts que Seneque se donne pour se preparer contre la mort, à le voir suer d’ahan, pour se roidir et pour s’asseurer, et se debattre si long temps en ceste perche, j’eusse esbranlé sa reputation, s’il ne l’eust en mourant, tresvaillamment maintenuë. Son agitation si ardante, si frequente, montre qu’il estoit chaud et impetueux luy mesme. Magnus animus remissius loquitur, et securius : Non est alius ingenio, alius animo color. Il le faut convaincre à ses despens. Et monstre aucunement qu’il estoit pressé de son adversaire. La façon de Plutarque, d’autant qu’elle est plus desdaigneuse, et plus destendue, elle est selon moy, d’autant plus virile et persuasive : Je croirois aysément, que son ame avoit les mouvemens plus asseurez, et plus reiglez. L’un plus aigu, nous pique et nous eslance en sursaut : touche plus l’esprit. L’autre plus solide, nous informe, establit et conforte constamment : touche plus l’entendement. Celuy là ravit nostre jugement : cestuy-ci le gaigne.

J’ay veu pareillement d’autres escrits, encores plus reverez, qui en la peinture du combat qu’ils soustiennent contre les aiguillons de la chair, les representent si cuisants, si puissants et invincibles, que nous mesmes, qui sommes de la voirie du peuple, avons autant à admirer l’estrangeté et vigueur incognuë de leur tentation, que leur resistance.

A quoy faire nous allons nous gendarmant par ces efforts de la science ? Regardons à terre, les pauvres gens que nous y voyons espandus, la teste panchante apres leur besongne : qui ne sçavent ny Aristote ny Caton, ny exemple ny precepte. De ceux-là, tire nature tous les jours, des effects de constance et de patience, plus purs et plus roides, que ne sont ceux que nous estudions si curieusement en l’escole. Combien en vois je ordinairement, qui mescognoissent la pauvreté : combien qui desirent la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction ? Celuy là qui fouït mon jardin, il a ce matin enterré son pere ou son fils. Les noms mesme, dequoy ils appellent les maladies, en addoucissent et amollissent l’aspreté. La phthysie, c’est la toux pour eux : la dysenterie, devoyement d’estomach un pleuresis, c’est un morfondement : et selon qu’ils les nomment doucement, ils les supportent aussi. Elles sont bien griefves, quand elles rompent leur travail ordinaire : ils ne s’allitent que pour mourir. Simplex illa et aperta virtus in obscuram et solertem scientiam versa est.

J’escrivois cecy environ le temps, qu’une forte charge de nos troubles, se croupit plusieurs mois, de tout son poix, droict sur moy. J’avois d’une part, les ennemis à ma porte : d’autre part, les picoreurs, pires ennemis, non armis sed vitiis, certatur. Et essayois toute sorte d’injures militaires, à la fois :

Hostis adest dextra læváque à parte timendus,
Vicinóque malo terret utrumque latus.

Monstrueuse guerre : Les autres agissent au dehors, ceste-cy encore contre soy : se ronge et se desfaict, par son propre venin. Elle est de nature si maligne et ruineuse, qu’elle se ruine quand et quand le reste : et se deschire et despece de rage. Nous la voyons plus souvent, se dissoudre par elle mesme, que par disette d’aucune chose necessaire, ou par la force ennemie. Toute discipline la fuït. Elle vient guerir la sedition, et en est pleine. Veut chastier la desobeissance, et en monstre l’exemple : et employee à la deffence des loix, faict sa part de rebellion à l’encontre des siennes propres : Où en sommes nous ? Nostre medecine porte infection.

Nostre mal s’ empoisonne
Du secours qu’on luy donne.

Exuperat magis ægrescitque medendo.

Omnia fanda nefanda malo permista furore,
Justificam nobis mentem avertere Deorum.

En ces maladies populaires, on peut distinguer sur le commencement, les sains des malades : mais quand elles viennent à durer, comme la nostre, tout le corps s’en sent, et la teste et les talons : aucune partie n’est exempte de corruption. Car il n’est air, qui se hume si gouluement : qui s’espande et penetre, comme faict la licence. Nos armees ne se lient et tiennent plus que par simant estranger : des François on ne sçait plus faire un corps d’armee, constant et reglé : Quelle honte ? Il n’y a qu’autant de discipline, que nous en font voir des soldats empruntez. Quant à nous, nous nous conduisons à discretion, et non pas du chef ; chacun selon la sienne : il a plus affaire au dedans qu’au dehors. C’est au commandement de suivre courtizer, et plier : à luy seul d’obeïr : tout le reste est libre et dissolu. Il me plaist de voir, combien il y a de lascheté et de pusillanimité en l’ambition : par combien d’abjection et de servitude, il luy faut arriver à son but. Mais cecy me deplaist-il de voir, des natures debonnaires, et capables de justice, se corrompre tous les jours, au maniement et commandement de ceste confusion. La longue souffrance, engendre la coustume ; la coustume, le consentement et l’imitation. Nous avions assez d’ames mal nées, sans gaster les bonnes et genereuses. Si que, si nous continvons, il restera mal-ayseement à qui fier la santé de cest estat, au cas que fortune nous la redonne.

Hunc saltem everso juvenem succurrere seclo,
Ne prohibete.

Qu’est devenu cest ancien precepte : Que les soldats ont plus à craindre leur chef, que l’ennemy ? Et ce merveilleux exemple : Qu’un pommier s’estant trouvé enfermé dans le pourpris du camp de l’armee Romaine, elle fut veuë l’endemain en desloger, laissant au possesseur, le comte entier de ses pommes, meures et delicieuses ? J’aymeroy bien, que nostre jeunesse, au lieu du temps qu’elle employe, à des peregrinations moins utiles, et apprentissages moins honorables, elle le mist, moitié à veoir de la guerre sur mer, sous quelque bon Capitaine commandeur de Rhodes : moitié à recognoistre la discipline des armees Turkesques. Car elle a beaucoup de differences, et d’avantages sur la nostre. Cecy en est : que nos soldats deviennent plus licentieux aux expeditions : là : plus retenus et craintifs. Car les offenses ou larrecins sur le menu peuple, qui se punissent de bastonades en la paix, sont capitales en la guerre. Pour un oeuf prins sans payer, ce sont de conte prefix, cinquante coups de baston. Pour toute autre chose, tant legere soit elle, non necessaire à la nourriture, on les empale, ou decapite sans deport. Je me suis estonné, en l’histoire de Selim, le plus cruel conquerant qui fut onques, veoir, que lors qu’il subjugua l’Ægypte, les beaux jardins d’autour de la ville de Damas, tous ouvers, et en terre de conqueste : son armee campant sur le lieu mesmes, furent laissé vierges des mains des soldats, parce qu’ils n’avoient pas eu le signe de piller.

Mais est-il quelque mal en une police, qui vaille estre combatu par une drogue si mortelle ? Non pas disoit Favonius, l’usurpation de la possession tyrannique d’une republique. Platon de mesme ne consent pas qu’on face violence au repos de son païs, pour le guerir : et n’accepte pas l’amendement qui trouble et hazarde tout, et qui couste le sang et ruine des citoyens. Establissant l’office d’un homme de bien, en ce cas, de laisser tout là : seulement prier Dieu qu’il y porte sa main extraordinaire. Et semble sçavoir mauvais gré à Dion son grand amy, d’y avoir un peu autrement procedé.

J’estois Platonicien de ce costé-là, avant que je sçeusse qu’il y eust de Platon au monde. Et si ce personnage, doit purement estre refusé de nostre consorce ; (luy, qui par la sincerité de sa conscience, merita envers la faveur divine, de penetrer si avant en la Chrestienne lumiere, au travers des tenebres publiques, du monde de son temps,) je ne pense pas, qu’il nous sie bien, de nous laisser instruire à un Payen, Combien c’est d’impieté, de n’attendre de Dieu, nul secours simplement sien, et sans nostre cooperation. Je doubte souvent, si entre tant de gens, qui se meslent de telle besoigne, nul s’est rencontré, d’entendement si imbecille, à qui on aye en bon escient persuadé, qu’il alloit vers la reformation, par la derniere des difformations : qu’il tiroit vers son salut, par les plus expresses causes que nous ayons de trescertaine damnation : que renversant la police, le magistrat, et les loix, en la tutelle desquelles Dieu l’a colloqué : remplissant de haines, parricides, les courages fraternels : appellant à son ayde, les diables et les furies : il puisse apporter secours à la sacrosaincte douceur et justice, de la loy divine. L’ambition, l’avarice, la cruauté, la vengeance, n’ont point assez de propre et naturelle impetuosité : amorçons-les et les attisons, par le glorieux titre de justice et devotion. Il ne se peut imaginer un pire estat des choses, qu’où la meschanceté vient à estre legitime : et prendre avec le congé du magistrat, le manteau de la vertu : Nihil in speciem fallacius, quàm praua religio, ubi deorum numen prætenditur sceleribus. L’extreme espece d’injustice, selon Platon, c’est que, ce qui est injuste, soit tenu pour juste.

Le peuple y souffrit bien largement lors, non les dommages presens seulement,

undique totis,
Usque adeo turbatur agris,

mais les futurs aussi. Les vivans y eurent à patir, si eurent ceux qui n’estoient encore nays. On le pilla, et moy par consequent, jusques à l’esperance : luy ravissant tout ce quil avoit à s’apprester à vivre pour longues annees,

Quæ nequeunt secum ferre aut abducere, perdunt,
Et cremat insontes turba scelesta à casas :

Muris nulla fides, squallent populatibus agri.

Outre ceste secousse, j’en souffris d’autres. J’encourus les inconveniens, que la moderation apporte en telles maladies. Je fus pelaudé à toutes mains : Au Gibelin j’estois Guelphe, au Guelphe Gibelin : Quelqu’un de mes Poetes dict bien cela, mais je ne sçay où c’est. La situation de ma maison, et l’accointance des hommes de mon voisinage, me presentoient d’un visage : ma vie et mes actions d’un autre. Il ne s’en faisoit point des accusations formées : car il n’y avoit où mordre. Je ne desempare jamais les loix : et qui m’eust recherché, m’en eust deu de reste. C’estoient suspicions muettes, qui couroient sous main, ausquelles il n’y a jamais faute d’apparence, en un meslange si confus, non plus que d’espris ou envieux ou ineptes. J’ayde ordinairement aux presomptions injurieuses, que la fortune seme contre moy : par une façon, que j’ay dés tousjours, de fuyr à me justifier, excuser et interpreter : estimant que c’est mettre ma conscience en compromis, de playder pour elle. Perspicuitas enim, argumentatione elevatur : Et comme, si chacun voyoit en moy, aussi cler que je fay : au lieu de me tirer arriere de l’accusation, je m’y avance ; et la renchery plustost, par une confession ironique et moqueuse : Si je ne m’en tais tout à plat, comme de chose indigne de response. Mais ceux qui le prennent pour une trop hautaine confiance, ne m’en veulent gueres moins de mal, que ceux, qui le prennent pour foiblesse d’une cause indefensible. Nommeement les grands, envers lesquels faute de sommission, est l’extreme : faute. Rudes à toute justice, qui se cognoist, qui se sent : non demise, humble et suppliante. J’ay souvent heurté à ce pillier. Tant y a que de ce qui m’advint lors, un ambitieux s’en fust pendu : si eust faict un avaritieux.

Je n’ay soing quelconque d’acquerir.

Sit mihi quod nunc est etiam minus, ut mihi vivam
Quod superest ævi, si quid superesse volent dii.

Mais les pertes qui me viennent par l’injure d’autruy, soit larrecin, soit violence, me pincent, environ comme un homme malade et gehenné d’avarice. L’offence a sans mesure plus d’aigreur, que n’a la perte.

Mille diverses sortes de maux accoururent à moy à la file. Je les eusse plus gaillardement soufferts, à la foule. Je pensay desja, entre mes amis, à qui je pourrois commettre une vieillesse necessiteuse et disgratiee : Apres avoir rodé les yeux par tout, je me trouvay en pourpoint. Pour se laisser tomber à plomb, et de si haut, il faut que ce soit entre les bras d’une affection solide, vigoureuse et fortunee. Elles sont rares, s’il y en a. En fin je cogneus que le plus seur, estoit de me fier à moy-mesme de moy, et de ma necessité. Et s’il m’advenoit d’estre froidement en la grace de la fortune, que je me recommandasse de plus fort à la mienne : m’attachasse, regardasse de plus pres à moy. En toutes choses les hommes se jettent aux appuis estrangers, pour espargner les propres : seuls certains et seuls puissans, qui sçait s’en armer. Chacun court ailleurs, et à l’advenir, d’autant que nul n’est arrivé à soy. Et me resolus, que c’estoient utiles inconveniens.

D’autant premierement qu’il faut advertir à coups de foyt, les mauvais disciples, quand la raison n’y peut assez, comme par le feu et violence des coins, nous ramenons un bois tortu à sa droicteur. Je me presche, il y a si long temps, de me tenir à moy, et separer des choses estrangeres : toutesfois, je tourne encores tousjours les yeux à costé. L’inclination, un mot favorable d’un grand, un bon visage, me tente. Dieu sçait s’il en est cherté en ce temps, et quel sens il porte. J’oys encore sans rider le front, les subornemens qu’on me faict, pour me tirer en place marchande : et m’en deffens si mollement, qu’il semble, que je souffrisse plus volontiers d’en estre vaincu. Or à un esprit si indocile, il faut des bastonnades : et faut rebattre et reserrer, à bons coups de mail, ce vaisseau qui se desprent, se descoust, qui s’eschappe et desrobe de soy.

Secondement, que cet accident me servoit d’exercitation, pour me preparer à pis : Si moy, qui et par le benefice de la fortune, et par la condition de mes moeurs, esperois estre des derniers, venois à estre des premiers attrappé de ceste tempeste. M’instruisant de bonne heure, à contraindre ma vie, et la renger pour un nouvel estat. La vraye liberté c’est pouvoir toute chose sur soy. Potentissimus est qui se habet in potestate.

En un temps ordinaire et tranquille, on se prepare à des accidens moderez et communs : mais en ceste confusion : où nous sommes depuis trente ans, tout homme François, soit en particulier, soit en general, se voit à chaque heure, sur le poinct de l’entier renversement de sa fortune. D’autant faut-il tenir son courage fourny de provisions plus fortes et vigoureuses. Sçachons gré au sort, de nous avoir faict vivre en un siecle, non mol, languissant, ny oisif : Tel qui ne l’eust esté par autre moyen, se rendra fameux par son malheur.

Comme je ne ly guere és histoires, ces confusion, des autres estats, sans regret de ne les avoir peu mieux considerer present. Ainsi faict ma curiosité, que je m’aggree aucunement, de veoir de mes yeux, ce notable spectacle de nostre mort publique, ses symptomes et sa forme. Et puis que je ne la sçaurois retarder, suis content d’estre destiné à y assister, et m’en instruire.

Si cherchons nous evidemment de recognoistre en ombre mesme, et en la fable des Theatres, la montre des jeux tragiques de l’humaine fortune.

Ce n’est pas sans compassion de ce que nous oyons : mais nous nous plaisons d’esveiller nostre desplaisir, par la rareté de ces pitoyables evenemens. Rien ne chatouille, qui ne pince. Et les bons historiens, fuyent comme une eaue dormante, et mer morte, des narrations calmes : pour regaigner les seditions, les guerres, où ils sçavent que nous les appellons. Je doute si je puis assez honnestement advouër, à combien vil prix du repos et tranquillité de ma vie, je l’ay plus de moitié passee en la ruine de mon pays. Je me donne un peu trop bon marché de patience, és accidens qui ne me faisissent au propre : et pour me plaindre à moy, regarde non tant ce qu’on m’oste, que ce qui me reste de sauve, et dedans et dehors Il y a de la consolation, à eschever tantost l’un tantost l’autre, des maux qui nous guignent de suitte, et assenent ailleurs, autour de nous. Aussi, qu’enmatiere d’interests publiques, à mesure, que mon affection est plus universellement espandue, elle en est plus foible. Joinct qu’il est vray à demy, Tantum ex publicis malis sentimus, quantum ad privatas res pertinet. Et que la santé, d’où nous partismes estoit telle, qu’elle soulage elle mesme le regret, que nous en devrions avoir. C’estoit santé, mais non qu’à la comparaison de la maladie, qui l’a suyvie. Nous ne sommes cheus de gueres haut. La corruption et le brigandage, qui est en dignité et en office, me semble le moins supportable. On nous volle moins injurieusement dans un bois, qu’en lieu de seureté. C’estoit une jointure universelle de membres gastez en particulier à l’envy les uns des autres : et la plus part, d’ulceres envieillis, qui ne recevoient plus ; ny ne demandoient guerison.

Ce croulement donq m’anima certes plus, qu’il ne m’atterra, à l’aide de ma conscience, qui se portoit non paisiblement seulement, mais fierement ; et ne trouvois en quoy me plaindre de moy. Aussi, comme Dieu n’envoye jamais non plus les maux, que les biens tous purs aux hommes, ma santé tint bon ce temps-là, outre son ordinaire : Et ainsi que sans elle je ne puis rien, il est peu de choses, que je ne puisse avec elle. Elle me donna moyen d’esveiller toutes mes provisions, et de porter la main au devant de la playe, qui eust passé volontiers plus outre : Et esprouvay en ma patience, que j’avois quelque tenue contre la fortune : et qu’à me faire perdre mes arçons, il falloit un grand heurt. Je ne le dis pas, pour l’irriter à me faire une charge plus vigoureuse. Je suis son serviteur : je luy tends les mains. Pour Dieu qu’elle se contente. Si je sens ses assaux ? si fais. Comme ceux que la tristesse accable et possede, se laissent pourtant par intervalles tastonner à quelque plaisir, et leur eschappe un sousrire : je puis aussi assez sur moy, pour rendre mon estat ordinaire, paisible, et deschargé d’ennuyeuse imagination : mais je me laisse pourtant à boutades, surprendre des morsures de ces malplaisantes pensees, qui me batent, pendant que je m’arme pour les chasser, ou pour les luicter.

Voicy un autre rengregement de mal, qui m’arriva à la suitte du reste. Et dehors et dedans ma maison, je fus accueilly d’une peste, vehemente au prix de toute autre. Car comme les corps sains sont subjects à plus griefves maladies, d’autant qu’ils ne peuvent estre forcez que par celles-là : aussi mon air tressalubre, où d’aucune memoire, la contagion, bien que voisine, n’avoit sçeu prendre pied : venant à s’empoisonner, produisit des effects estranges.

Mista senum et juvenum densantur funera, nullum
Sæva caput Proserpina fugit.

J’euz à souffrir ceste plaisante condition, que la veue de ma maison m’estoit effroyable. Tout ce qui y estoit, estoit sans garde, et à l’abandon de qui en avoit envie. Moy qui suis si hospitalier, fus en trespenible queste de retraicte, pour ma famille. Une famille esgaree, faisant peur à ses amis, et à soy-mesme, et horreur où qu’elle cherchast à se placer : ayant à changer de demeure, soudain qu’un de la trouppe commençoit à se douloir du bout du doigt. Toutes maladies sont alors prises pour peste : on ne se donne pas le loysir de les recognoistre. Et c’est le bon : que selon les reigles de l’art, à tout danger qu’on approche, il faut estre quarante jours en transe de ce mal : l’imagination vous exerceant cependant à sa mode, et enfievrant vostre sante mesme.

Tout cela m’eust beaucoup moins touché, si je n’eusse eu à me ressentir de la peine d’autruy, et servir six mois miserablement, de guide à ceste caravane. Car je porte en moy mes preservatifs, qui sont, resolution et souffrance. L’apprehension ne me presse guere : laquelle on craint particulierement en ce mal. Et si estant seul, je l’eusse voulu prendre, c’eust esté une fuitte, bien plus gaillarde et plus esloignee. C’est une mort, qui ne me semble des pires : Elle est communément courte, d’estourdissement, sans douleur, consolee par la condition publique : sans ceremonie, sans dueil, sans presse. Mais quant au monde des environs, la centiesme partie des ames ne se peult sauver.

videas desertáque regna
Pastorum, et longè saltus latéque vacantes :

En ce lieu, mon meilleur revenu est manuel : Ce que cent hommes travailloient pour moy, chauma pour long temps.

Or lors, quel exemple de resolution ne vismes nous, en la simplicité de tout ce peuple ? Generalement, chacun renonçoit au soing de la vie. Les raisins demeurerent suspendus aux vignes, le bien principal du pays : tous indifferemment se preparans et attendans la mort, à ce soir, ou au lendemain : d’un visage et d’une voix si peu effroyee, qu’il sembloit qu’ils eussent compromis à ceste necessité, et que ce fust une condemnation universelle et inevitable. Elle est tousjours telle. Mais à combien peu, tient la resolution au mourir ? La distance et difference de quelques heures : la seule consideration de la compagnie, nous en rend l’apprehension diverse. Voyez ceux-cy : pour ce qu’ils meurent en mesme mois : enfans, jeunes, vieillards, ils ne s’estonnent plus, ils ne se pleurent plus. J’en vis qui craignoient de demeurer derriere, comme en une horrible solitude : Et n’y cogneu communément, autre soing que des sepultures : il leur faschoit de voir les corps espars emmy les champs, à la mercy des bestes : qui y peuplerent incontinent. Comment les fantasies humaines se descouppent ! Les Neorites, nation qu’Alexandre subjugua, jettent les corps des morts au plus profond de leurs bois, pour y estre mangez. Seule sepulture estimee entr’eux heureuse. Tel sain faisoit desja sa fosse : d’autres s’y couchoient encore vivans. Et un maneuvre des miens, avec ses mains, et ses pieds, attira sur soy la terre en mourant. Estoit ce pas s’abrier pour s’endormir plus à son aise ? D’une entreprise en hauteur aucunement pareille à celle des soldats Romains, qu’on trouva apres la journee de Cannes, la teste plongee dans des trous, qu’ils avoient faicts et comblez de leurs mains, en s’y suffoquant. Somme toute une nation fut incontinent par usage, logee en une marche, qui ne cede en roideur à aucune resolution estudiee et consultee.

La plus part des instructions de la science, à nous encourager, ont plus de monstre que de force, et plus d’ornement que de fruict. Nous avons abandonné nature, et luy voulons apprendre sa leçon : elle, qui nous menoit si heureusement et si seurement : Et ce pendant, les traces de son instruction, et ce peu qui par le benefice de l’ignorance, reste de son image, empreint en la vie de ceste tourbe rustique d’hommes impollis : la science est contrainte, de l’aller tous les jours empruntant, pour en faire patron à ses disciples, de constance, d’innocence, et de tranquillité. Il fait beau voir, que ceux-cy plains de tant de belle cognoissance, ayent à imiter ceste sotte simplicité : et à l’imiter, aux premieres actions de la vertu. Et que nostre sapience, apprenne des bestes mesmes, les plus utiles enseignemens, aux plus grandes et necessaires parties de nostre vie. Comme il nous faut vivre et mourir, mesnager nos biens, aymer et eslever nos enfans, entretenir justice. Singulier tesmoignage de l’humaine maladie : et que ceste raison qui se manie à nostre poste ; trouvant tousjours quelque diversité et nouvelleté, ne laisse chez nous aucune trace apparente de la nature. Et en ont faict les hommes, comme les parfumiers de l’huile : ils l’ont sophistiquee de tant d’argumentations ; et de discours appellez du dehors, qu’elle en est devenue variable, et particuliere à chacun : et a perdu son propre visage, constant, et universel. Et nous faut en chercher tesmoignage des bestes, non subject à faveur, corruption, ny à diversité d’opinions. Car il est bien vray, qu’elles mesmes ne vont pas tousjours exactement dans la route de nature, mais ce qu’elles en desvoyent, c’est si peu ; que vous en appercevez tousjours l’orniere. Tout ainsi que les chevaux qu’on meine en main, font bien des bonds, et des escapades, mais c’est à la longueur de leurs longes : et suyvent neantmoins tousjours les pas de celuy qui les guide : et comme l’oiseau prend son vol, mais sous la bride de sa filiere.

Exilia, tormenta ; bella ; morbos ; naufragia meditare, ut nullo sis malo tyro. A quoy nous sert ceste curiosité ; de preoccuper tous les inconveniens de l’humaine nature, et nous preparer avec tant de peine à l’encontre de ceux mesme, qui n’ont à l’avanture point à nous toucher ? (Parem passis tristitiam facit, pati posse. Non seulement le coup, mais le vent et le pet nous frappe.) Ou comme les plus fievreux, car certes c’est fievre, aller dés à ceste heure vous faire donner le fouët, par ce qu’il peut advenir, que fortune vous le fera souffrir un jour : et prendre vostre robe fourree dés la S. Jean, pour ce que vous en aurez besoing à Noel ? « Jettez vous en l’experience de tous les maux qui vous peuvent arriver, nommement des plus extremes : esprouvez vous là, disent-ils, asseurez vous là. » Au rebours ; le plus facile et plus naturel, seroit en descharger mesme sa pensee. Ils ne viendront pas assez tost, leur vray estre ne nous dure pas assez, il faut que nostre esprit les estende et les allonge, et qu’avant la main il les incorpore en soy, et s’en entretienne, comme s’ils ne poisoient pas raisonnablement à nos sens. « Ils poiseront assez, quand ils y seront (dit un des maistres, non de quelque tendre secte, mais de la plus dure) cependant favorise toy : croy ce que tu aimes le mieux : que te sert il d’aller recueillant et prevenant ta male fortune : et de perdre le present, par la crainte du futur : et estre dés ceste heure miserable, par ce que tu le dois estre avec le temps ? » Ce sont ses mots. La science nous faict volontiers un bon office, de nous instruire bien exactement des dimensions des maux,

Curis acuens mortalia corda.

Ce seroit dommage, si partie de leur grandeur eschappoit à nostre sentiment et cognoissance.

Il est certain, qu’à la plus part, la preparation à la mort, a donné plus de torment, que n’a faict la souffrance. Il fut jadis veritablement dict, et par un bien judicieux Autheur, Minus afficit sensus fatigatio, quam cogitatio.

Le sentiment de la mort presente, nous anime par fois de soy mesme, d’une prompte resolution, de ne plus eviter chose du tout inevitable. Plusieurs gladiateurs se sont veus au temps passé, apres avoir couardement combattu, avaller courageusement la mort ; offrans leur gosier au fer de l’ennemy, et le convians. La veue esloignee de la mort advenir, a besoing d’une fermeté lente, et difficile par consequent à fournir. Si vous ne sçavez pas mourir, ne vous chaille, nature vous en informera sur le champ, plainement et suffisamment ; elle fera exactement ceste besongne pour vous, n’en empeschez vostre soing.

Incertam frustra mortales funeris horam
Quæritis, Et qua sit mors aditura via :

Poena minor certam subito perferre ruinam,
Quod timeas, gravius sustinuisse diu.

Nous troublons la vie par le soing de la mort, et la mort par le soing de la vie. L’une nous ennuye, l’autre nous effraye. Ce n’est pas contre la mort, que nous nous preparons, c’est chose trop momentanee : Un quart d’heure de passion sans consequence, sans nuisance, ne merite pas des preceptes particuliers. A dire vray, nous nous preparons contre les preparations de la mort. La Philosophie nous ordonne, d’avoir la mort tousjours devant les yeux, de la prevoir et considerer avant le temps : et nous donne apres, les reigles et les precautions, pour prouvoir à ce, que ceste prevoyance, et ceste pensee ne nous blesse. Ainsi font les medecins qui nous jettent aux maladies, afin qu’ils ayent où employer leurs drogues et leur art. Si nous n’avons sçeu vivre, c’est injustice de nous apprendre à mourir, et difformer la fin de son total. Si nous avons sçeu vivre, constamment et tranquillement, nous sçaurons mourir de mesme. Ils s’en venteront tant qu’il leur plaira. Tota Philosophorum vita commentatio mortis est. Mais il m’est advis, que c’est bien le bout, non pourtant le but de la vie. C’est sa fin, son extremité, non pourtant son object. Elle doit estre elle mesme à soy, sa visee, son dessein Son droit estude est se regler, se conduire, se souffrir. Au nombre de plusieurs autres offices, que comprend le general et principal chapitre de sçavoir vivre, est cest article de sçavoir mourir. Et des plus legers, si nostre crainte ne luy donnoit poids.

A les juger par l’utilité, et par la verité naifve, les leçons de la simplicité, ne cedent gueres à celles que nous presche la doctrine au contraire. Les hommes sont divers en sentiment et en force : il les faut mener à leur bien, selon eux : et par routes diverses. Quo me cumque rapit tempestas, deferor hospes. Je ne vy jamais paysan de mes voisins, entrer en cogitation de quelle contenance, et asseurance, il passeroit ceste heure derniere : Nature luy apprend à ne songer à la mort, que quand il se meurt. Et lors il y a meilleure grace qu’Aristote : lequel la mort presse doublement, et par elle, et par une si longue premeditation. Pourtant fut-ce l’opinion de Cæsar, que la moins premeditee mort, estoit la plus heureuse, et plus deschargee. Plus dolet, quàm necesse est, qui antè dolet, quàm necesse est. L’aigreur de ceste imagination, naist de nostre curiosité. Nous nous empeschons tousjours ainsi : voulans devancer et regenter les prescriptions naturelles. Ce n’est qu’aux docteurs, d’en disner plus mal, tous sains, et se renfroigner de l’image de la mort. Le commun, n’a besoing ny de remede ny de consolation, qu’au hurt, et au coup. Et n’en considere qu’autant justement qu’il en souffre. Est-ce pas ce que nous disons, que la stupidité, et faute d’apprehension, du vulgaire, luy donne ceste patience aux maux presens, et ceste profonde nonchalance des sinistres accidens futurs ? Que leur ame pour estre plus crasse, et obtuse, est moins penetrable et agitable ? Pour Dieu s’il est ainsi, tenons d’ores en avant escole de bestise. C’est l’extreme fruit, que les sciences nous promettent, auquel ceste-cy conduict si doucement ses disciples.

Nous n’aurons pas faute de bons regens, interpretes de la simplicité naturelle. Socrates en sera l’un. Car de ce qu’il m’en souvient, il parle environ en ce sens, aux juges qui deliberent de sa vie : « J’ay peur, messieurs, si je vous prie de ne me faire mourir, que je m’enferre en la delation de mes accusateurs ; qui est. Que je fais plus l’entendu que les autres ; comme ayant quelque cognoissance plus cachee, des choses qui sont au dessus et au dessous de nous. Je sçay que je n’ay ni frequenté, ny recogneu la mort, ni n’ay veu personne qui ait essayé ses qualitez, pour m’en instruire. Ceux qui la craignent presupposent la cognoistre : quant à moy, je ne sçay ny quelle elle est, ny quel il faict en l’autre monde. A l’avanture est la mort chose indifferente, à l’avanture desirable. Il est à croire pourtant, si c’est une transmigration d’une place à autre, qu’il y a de l’amendement, d’aller vivre avec tant de grands personnages trespassez : et d’estre exempt d’avoir plus affaire à juges iniques et corrompus : Si c’est un aneantissement de nostre estre, c’est encore amendement d’entrer en une longue et paisible nuit. Nous ne sentons rien de plus doux en la vie, qu’un repos et sommeil tranquille, et profond sans songes. Les choses que je sçay estre mauvaises, comme d’offencer son prochain, et desobeir au superieur, soit Dieu, soit homme, je les evite soigneusement : celles desquelles je ne sçay, si elles sont bonnes ou mauvaises, je ne les sçaurois craindre. Si je m’en vay mourir, et vous laisse en vie : les Dieux seuls voyent, à qui, de vous ou de moy, il en ira mieux. Parquoy pour mon regard, vous en ordonnerez, comme il vous plaira. Mais selon ma façon de conseiller les choses justes et utiles, je dy bien, que pour vostre conscience vous ferez mieux de m’eslargir, si vous ne voyez plus avant que moy en ma cause. Et jugeant selon mes actions passees, et publiques, et privees, selon mes intentions, et selon le profit, que tirent tous les jours de ma conversation tant de nos citoyens, jeunes et vieux, et le fruit, que je vous fay à tous, vous ne pouvez duëment vous descharger envers mon merite, qu’en ordonnant, que je sois nourry, attendu ma pauvreté, au Prytanee, aux despens publiques : ce que souvent je vous ay veu à moindre raison, octroyer à d’autres. Ne prenez pas à obstination ou desdaing, que, suyvant la coustume, je n’aille vous suppliant et esmouvant à commiseration. J’ay des amis et des parents, n’estant, comme dict Homere, engendré ny de bois, ny de pierre non plus que les autres : capables de se presenter, avec des larmes, et le dueil : et ay trois enfans esplorez, dequoy vous tirer à pitié. Mais je feroy honte à nostre ville, en l’aage que je suis, et en telle reputation de sagesse, que m’en voyci en prevention, de m’aller desmettre à si lasches contenances. Que diroit-on des autres Atheniens ? J’ay tousjours admonnesté ceux qui m’ont ouy parler, de ne racheter leur vie, par une action deshonneste. Et aux guerres de mon pays à Amphipolis, à Potidee, à Delie, et autres où je me suis trouvé, j’ay montré par effect, combien j’estoy loing de garentir ma seureté par ma honte. D’avantage j’interesserois vostre devoir, et vous convierois à choses laydes : car ce n’est pas à mes prieres de vous persuader : c’est aux raisons pures et solides de la justice. Vous avez juré aux Dieux d’ainsi vous maintenir. Il sembleroit, que je vous vousisse soupçonner et recriminer, de ne croire pas, qu’il y en aye. Et moy mesme tesmoigneroy contre moy, de ne croire point en eux, comme je doy : me deffiant de leur conduicte, et ne remettant purement en leurs mains mon affaire. Je m’y fie du tout : et tiens pour certain, qu’ils feront en cecy, selon qu’il sera plus propre à vous et à moy. Les gens de bien ny vivans, ny morts, n’ont aucunement à se craindre des Dieux. »

Voyla pas un playdoyé puerile, d’une hauteur inimaginable, et employé en quelle necessité ? Vrayement ce fut raison, qu’il le preferast à celuy, que ce grand Orateur Lysias, avoit mis par escrit pour luy : excellemment façonné au stile judiciaire : mais indigne d’un si noble criminel : Eust on ouï de la bouche de Socrates une voix suppliante ? ceste superbe vertu, eust elle calé, au plus fort de sa montre ? Et sa riche et puissante nature, eust elle commis à l’art sa defense : et en son plus haut essay, renoncé à la verité et naïveté, ornemens de son parler, pour se parer du fard, des figures, et feintes, d’une oraison apprinse ? Il feit tressagement, et selon luy, de ne corrompre une teneur de vie incorruptible, et une si saincte image de l’humaine forme, pour allonger d’un an sa decrepitude : et trahir l’immortelle memoire de ceste fin glorieuse. Il devoit sa vie, non pas à soy, mais à l’exemple du monde. Seroit ce pas dommage publique, qu’il l’eust achevee d’une oysive et obscure façon ?

Certes une si nonchallante et molle consideration de sa mort, meritoit que la posterité la considerast d’autant plus pour luy : Ce qu’elle fit. Et il n’y a rien en la justice si juste, que ce que la fortune ordonna pour sa recommandation. Car les Atheniens eurent en telle abomination ceux, qui en avoient esté cause, qu’on les fuyoit comme personnes excommuniees : On tenoit pollu tout ce, à quoy ils avoient touché : personne à l’estuve ne lavoit avec eux, personne ne les saluoit ni accointoit : si qu’en fin ne pouvant plus porter ceste haine publique, ils se pendirent eux mesmes.

Si quelqu’un estime, que parmy tant d’autres exemples que j’avois à choisir pour le service de mon propos, és dits de Socrates, j’aye mal trié cestuy-cy : et qu’il juge, ce discours estre eslevé au dessus des opinions communes : Je l’ay faict à escient : car je juge autrement : Et tiens que c’est un discours, en rang, et en naïfveté bien plus arriere, et plus bas, que les opinions communes. Il represente en une hardiesse inartificielle et securité enfantine la pure et premiere impression et ignorance de nature. Car il est croyable, que nous avons naturellement crainte de la douleur ; mais non de la mort, à cause d’elle. C’est une partie de nostre estre, non moins essentielle que le vivre. A quoy faire, nous en auroit nature engendré la haine et l’horreur, veu qu’elle luy tient rang de tres-grande utilité, pour nourrir la succession et vicissitude de ses ouvrages ? Et qu’en cette republique universelle, elle sert plus de naissance et d’augmentation, que de perte ou ruyne :

sic rerum summa novatur :

mille, animas una necata dedit.

La deffaillance d’une vie, est le passage à mille autres vies. Nature a empreint aux bestes, le soing d’elles et de leur conservation. Elles vont jusques-là, de craindre leur empirement : de se heurter et blesser : que nous les enchevestrions et battions, accidents subjects à leur sens et experience : Mais que nous les tuions, elles ne le peuvent craindre, ny n’ont la faculté d’imaginer et conclurre la mort. Si dit-on encore qu’ on les void, non seulement la souffrir gayement : la plus-part des chevaux hannissent en mourant, les cygnes la chantent : Mais de plus, la rechercher à leur besoing ; comme portent plusieurs exemples des elephans.

Outre ce, la façon d’argumenter, de laquelle se sert icy Socrates, est-elle pas admirable esgallement, en simplicité et en vehemence ? Vrayment il est bien plus aisé, de parler comme Aristote, et vivre comme Cæsar, qu’il n’est aisé de parler et vivre comme Socrates. Là, loge l’extreme degré de perfection et de difficulté : l’art n’y peut joindre. Or nos facultez ne sont pas ainsi dressées. Nous ne les essayons, ny ne les cognoissons : nous nous investissons de celles d’autruy, et laissons chomer les nostres.

Comme quelqu’un pourroit dire de moy : quej’ay seulement faict icy un amas de fleurs estrangeres, n’y ayant fourny du mien, que le filet à les lier. Certes j’ay donné à l’opinion publique, que ces parements empruntez m’accompaignent : mais je n’entends pas qu’ils me couvrent, et qu’ils me cachent : c’est le rebours de mon dessein. Qui ne veux faire montre que du mien et de ce qui est mien par nature : Et si je m’en fusse creu, à tout hazard, j’eusse parlé tout fin seul. Je m’en charge de plus fort, tous les jours, outre ma proposition et ma forme premiere, sur la fantasie du siecle : et par oisiveté. S’il me messied à moy, comme je le croy, n’importe : il peut estre utile à quelque autre. Tel allegue Platon et Homere, qui ne les vid onques : et moy, ay prins des lieux assez, ailleurs qu’en leur source. Sans peine et sans suffisance, ayant mille volumes de livres, autour de moy, en ce lieu où j’escris, j’emprunteray presentement s’il me plaist, d’une douzaine de tels ravaudeurs, gens que je ne fueillette guere, dequoy esmailler le traicté de la Physionomie. Il ne faut que l’epitre liminaire d’un Allemand pour me farcir d’allegations : et nous allons quester par là une friande gloire, à piper le sot monde.

Ces pastissages de lieux communs, dequoy tant de gents mesnagent leur estude, ne servent guere qu’à subjects communs : et servent à nous montrer, non à nous conduire : ridicule fruict de la science, que Socrates exagite si plaisamment contre Euthydemus. J’ay veu faire des livres de choses, ny jamais estudiées ny entenduës : l’autheur commettant à divers de ses amis sçavants, la recherche de cette-cy, et de cette autre matiere, à le bastir : se contentant pour sa part, d’en avoir projetté le dessein, et lié pat son industrie, ce fagot de provisions incogneuës : au moins est sien l’ancre, et le papier. Cela, c’est achetter, ou emprunter un livre, non pas le faire. C’est apprendre aux hommes, non qu’on sçait faire un livre, mais, ce dequoy ils pouvoient estre en doute, qu’on ne le sçait pas faire. Un President se ventoit où j’estois, d’avoir amoncelé deux cens tant de lieux estrangers, en un sien arrest presidental : En le preschant, il effaçoit la gloire qu’on luy en donnoit. Pusillanime et absurde venterie à mon gré, pour un tel subject et telle personne. Je fais le contraire : et parmy tant d’emprunts, suis bien aise d’en pouvoir desrober quelqu’un : le desguisant et difformant à nouveau service. Au hazard, que je laisse dire, que c’est par faute d’avoir entendu son naturel usage, je luy donne quelque particuliere adresse de ma main, à ce qu’il en soit d’autant moins purement estranger. Ceux-cy mettent leurs larrecins en parade et en conte. Aussi ont-ils plus de credit aux loix que moy. Nous autres naturalistes, estimons, qu’il y aye grande et incomparable preference, de l’honneur de l’invention, à l’honneur de l’allegation.

Si j’eusse voulu parler par science, j’eusse parlé plustost. J’eusse escrit du temps plus voisin de mes estudes, que j’avois plus d’esprit et de memoire. Et me fusse plus fié à la vigueur de cet aage là, qu’à cettuy-cy, si j’eusse voulu faire mestier d’escrire. Et quoy, si cette faveur gratieuse, que la fortune m’a n’aguere offerte par l’entremise de cet ouvrage, m’eust peu rencontrer en telle saison au lieu de celle-cy ; où elle est egallement desirable à posseder, et preste à perdre ? Deux de mes cognoissans, grands hommes en cette faculté, ont perdu par moitié, à mon advis, d’avoir refusé de se mettre au jour, à quarante ans, pour attendre les soixante. La maturité a ses deffaux, comme la verdeur, et pires : Et autant est la vieillesse incommode à cette nature de besongne, qu’à toute autre. Quiconque met sa decrepitude soubs la presse, faict folie, s’il espere en espreindre des humeurs, qui ne sentent le disgratié, le resveur et l’assoupy. Nostre esprit se constipe et s’espessit en vieillissant. Je dis pompeusement et opulemment l’ignorance, et dis la science maigrement et piteusement. Accessoirement cette-cy, et accidentalement : celle-là expressément, et principallement. Et ne traicte à poinct nommé de rien, que du rien : ny d’aucune science, que de celle de l’inscience. J’ay choisi le temps, où ma vie, que j’ay à peindre, je l’ay toute devant moy : ce qui en reste, tient plus de la mort. Et de ma mort seulement, si je la rencontrois babillarde, comme font d’autres, donrois-je encores volontiers advis au peuple, en deslogeant.

Socrates a esté un exemplaire parfaict en toutes grandes qualitez : J’ay despit, qu’il eust rencontré un corps si disgratié, comme ils disent, et si disconvenable à la beauté de son ame. Luy si amoureux et si affolé de la beauté. Nature luy fit injustice. Il n’est rien plus vray-semblable, que la conformité et relation du corps à l’esprit. Ipsi animi, magni refert, quali in corpore locati sint : multa enim è corpore existunt, quæ acuant mentem : multa, quæ obtundant. Cettuy-cy parle d’une laideur desnaturée, et difformité de membres : mais nous appellons laideur aussi, une mesavenance au premier regard, qui loge principallement au visage : et nous desgoute par le teint, une tache, une rude contenance, par quelque cause souvent inexplicable, en des membres pourtant bien ordonnez et entiers. La laideur, qui revestoit une ame tres-belle en la Boittie, estoit de ce predicament. Cette laideur superficielle, qui est toutesfois la plus imperieuse, est de moindre prejudice à l’estat de l’esprit : et a peus de certitude en l’opinion des hommes. L’autre, qui d’un plus propre nom, s’appelle difformité plus substantielle, porte plus volontiers coup jusques au dedans. Non pas tout soulier de cuir bien lissé, mais tout soulier bien formé, montre l’interieure forme du pied.

Comme Socrates disoit de la sienne, qu’elle en accusoit justement, autant en son ame, s’il ne l’eust corrigée par institution. Mais en le disant, je tiens qu’il se mocquoit, suivant son usage : et jamais ame si excellente, ne se fit elle-mesme.

Je ne puis dire assez souvent, combien j’estime la beauté, qualité puissante et advantageuse. Il l’appelloit, une courte tyrannie : Et Platon, le privilege de nature. Nous n’en avons point qui la surpasse en credit. Elle tient le premier rang au commerce des hommes : Elle se presente au devant : seduict et preoccupe nostre jugement, avec grande authorité et merveilleuse impression. Phryne perdoit sa cause, entre les mains d’un excellent Advocat, si, ouvrant sa robbe, elle n’eust corrompu ses juges, par l’esclat de sa beauté. Et je trouve, que Cyrus, Alexandre, Cæsar, ces trois maistres du monde, ne l’ont pas oubliée à faire leurs grands affaires. Non a pas le premier Scipion. Un mesme mot embrasse en Grec le bel et le bon. Et le S. Esprit appelle souvent bons, ceux qu’il veut dire beaux. Je maintiendroy volontiers le rang des biens, selon que portoit la chanson, que Platon dit avoir esté triviale, prinse de quelque ancien Poëte : La santé, la beauté, la richesse. Aristote dit, appartenir aux beaux, le droict de commander : et quand il en est, de qui la beauté approche celle des images des Dieux, que la veneration leur est pareillement deuë. A celuy qui luy demandoit, pourquoy plus long temps, et plus souvent, on hantoit les beaux : « Cette demande, feit-il, n’appartient à estre faicte, que par un aveugle. » La plus-part et les plus grands Philosophes, payerent leur escholage, et acquirent la sagesse, par l’entremise et faveur de leur beauté.

Non seulement aux hommes qui me servent, mais aux bestes aussi, je la considere à deux doigts pres de la bonté. Si me semble-il, que ce traict et façon de visage, et ces lineaments, par lesquels on argumente aucunes complexions internes, et nos fortunes à venir, est chose qui ne loge pas bien directement et simplement, soubs le chapitre de beauté et de laideur : Non plus que toute bonne odeur, et serenité d’air, n’en promet pas la santé : ny toute espesseur et puanteur, l’infection, en temps pestilent. Ceux qui accusent les dames, de contre-dire leur beauté par leurs moeurs, ne rencontrent pas tousjours. Car en une face qui ne sera pas trop bien composée, il peut loger quelque air de probité et de fiance : Comme au rebours, j’ay leu par fois entre deux beaux yeux, des menasses d’une nature maligne et dangereuse. Il y a des physionomies favorables : et en une presse d’ennemis victorieux, vous choisirez incontinent parmy des hommes incogneus, l’un plustost que l’autre, à qui vous rendre et fier vostre vie : et non proprement par la consideration de la beauté.

C’est une foible garantie que la mine, toutesfois elle a quelque consideration. Et si j’avois à les foyter, ce seroit plus rudement, les meschans qui dementent et trahissent les promesses que nature leur avoit plantées au front. Je punirois plus aigrement la malice, en une apparence debonnaire. Il semble qu’il y ait aucuns visages heureux, d’autres mal-encontreux : Et crois, qu’il y a quelque art, à distinguer les visages debonnaires des niais, les severes des rudes, les malicieux des chagrins, les desdaigneux des melancholiques, et telles autres qualitez voisines. Il y a des beautez, non fieres seulement, mais aigres : il y en a d’autres douces, et encores au delà, fades. D’en prognostiquer les avantures futures ; ce sont matieres que je laisse indecises.

J’ay pris, comme j’ay dict ailleurs, bien simplement et cruëment, pour mon regard, ce precepte ancien : Que nous ne sçaurions faillir à suivre nature : que le souverain precepte, c’est de se conformer à elle. Je n’ay pas corrigé comme Socrates, par la force de la raison, mes complexions naturelles : et n’ay aucunement troublé par art, mon inclination. Je me laisse aller, comme je suis venu. Je ne combats rien. Mes deux maistresses pieces vivent de leur grace en paix et bon accord : mais le laict de ma nourrice a esté, Dieu mercy, mediocrement sain et temperé.

Diray-je cecy en passant : que je voy tenir en plus de prix qu’elle ne vaut, qui est seule quasi en usage entre nous, certaine image de preud’hommie scholastique, serve des preceptes, contraincte soubs l’esperance et la crainte ? Je l’aime telle que loix et religions, non facent, mais parfacent, et authorisent : qui se sente dequoy se soustenir sans aide : née en nous de ses propres racines, par la semence de la raison universelle, empreinte en tout homme non desnaturé. Cette raison, qui redresse Socrates de son vicieux ply, le rend obeïssant aux hommes et aux Dieux, qui commandent en sa ville : courageux en la mort, non parce que son ame est immortelle, mais parce qu’il est mortel. Ruineuse instruction à toute police, et bien plus dommageable qu’ingenieuse et subtile, qui persuade aux peuples, la religieuse creance suffire seule, et sans les moeurs, à contenter la divine justice. L’usage nous faict veoir, une distinction enorme, entre la devotion et la conscience.

J’ay une apparence favorable, et en forme et en interpretation.

Quid dixi habere me ? Imo habui Chreme :

Heu tantum attriti corporis ossa vides.

Et qui faict une contraire montre à celle de Socrates. Il m’est souvent advenu, que sur le simple credit de ma presence, et de mon air, des personnes qui n’avoient aucune cognoissance de moy, s’y sont grandement fiées, soit pour leurs propres affaires, soit pour les miennes. Et en ay tiré és païs estrangers des faveurs singulieres et rares. Mais ces deux experiences, valent à l’avanture, que je les recite particulierement.

Un quidam delibera de surprendre ma maison et moy. Son art fut, d’arriver seul à ma porte, et d’en presser un peu instamment l’entrée. Je le cognoissois de nom, et avois occasion de me fier de luy, comme de mon voisin et aucunement mon allié. Je luy fis ouvrir comme je fais à chacun. Le voicy tout effroyé, son cheval hors d’haleine, fort harassé. Il m’entretint de cette fable : « Qu’il venoit d’estre rencontré à une demie liuë de là, par un sien ennemy, lequel je cognoissois aussi, et avois ouy parler de leur querelle : que cet ennemy luy avoit merveilleusement chaussé les esperons : et qu’ayant esté surpris en desarroy et plus foible en nombre, il s’estoit jetté à ma porte à sauveté. Qu’il estoit en grand peine de ses gens, lesquels il disoit tenir pour morts ou prins. » J’essayay tout naïfvement de le conforter, asseurer, et refreschir. Tantost apres, voila quatre ou cinq de ses soldats, qui se presentent en mesme contenance, et effroy, pour entrer : et puis d’autres, et d’autres encores apres, bien equippez, et bien armez : jusques à vingt cinq ou trante, feignants avoir leur ennemy aux talons. Ce mystere commençoit à taster mon soupçon. Je n’ignorois pas en quel siecle je vivois, combien ma maison pouvoit estre enviée, et avois plusieurs exemples d’autres de ma cognoissance, à qui il estoit mes-advenu de mesme. Tant y a, que trouvant qu’il n’y avoit point d’acquest d’avoir commencé à faire plaisir, si je n’achevois, et ne pouvant me deffaire sans tout rompre ; je me laissay aller au party le plus naturel et le plus simple ; comme je fais tousjours : commendant qu’ils entrassent. Aussi à la verité, je suis peu deffiant et soupçonneux de ma nature. Je panche volontiers vers l’excuse, et l’interpretation plus douce. Je prens les hommes selon le commun ordre, et ne croy pas ces inclinations perverses et desnaturées, si je n’y suis forcé par grand tesmoignage ; non plus que les monstres et miracles. Et suis homme en outre, qui me commets volontiers à la fortune, et me laisse aller à corps perdu, entre ses bras : Dequoy jusques à cette heure j’ay eu plus d’occasion de me louër, que de me plaindre : Et l’ay trouvée et plus avisée, et plus amie de mes affaires, que je ne suis. Il y a quelques actions en ma vie, desquelles on peut justement nommer la conduite difficile ; ou, qui voudra, prudente. De celles-là mesmes, posez, que la tierce partie soit du mien, certes les deux tierces sont richement à elle. Nous faillons, ce me semble, en ce que nous ne nous fions pas assez au ciel de nous. Et pretendons plus de nostre conduite, qu’il ne nous appartient. Pourtant fourvoyent si souvent nos desseins. Il est envieux de l’estenduë, que nous attribuons aux droicts de l’humaine prudence, au prejudice des siens. Et nous les racourcit d’autant plus, que nous les amplifions.

Ceux-cy se tindrent à cheval, en ma cour : le chef avec moy dans ma sale, qui n’avoit voulu qu’on establast son cheval, disant avoir à se retirer incontinent qu’il auroit eu nouvelles de ses hommes. Il se veid maistre de son entreprinse : et n’y restoit sur ce poinct, que l’execution. Souvent depuis il a dict (car il ne craignoit pas de faire ce conte) que mon visage, et ma franchise, luy avoient arraché la trahison des poings. Il remonte à cheval, ses gens ayants continuellement les yeux sur luy, pour voir quel signe il leur donneroit : bien estonnez de le voir sortir et abandonner son advantage.

Une autrefois, me fiant à je ne sçay quelle treve, qui venoit d’estre publiée en nos armées, je m’acheminay à un voyage, par païs estrangement chatoüilleux. Je ne fus pas si tost esventé, que voila trois ou quatre cavalcades de divers lieux pour m’attraper : L’une me joignit à la troisiesme journée : où je fus chargé par quinze ou vingt Gentils-hommes masquez, suivis d’une ondée d’argoulets. Me voila pris et rendu, retiré dans l’espais d’une forest voisine, desmonté, devalizé, mes cofres fouillez, ma boite prise, chevaux et esquipage dispersé à nouveaux maistres. Nous fusmes long temps à contester dans ce halier, sur le faict de ma rançon : qu’ils me tailloient si haute, qu’il paroissoit bien que je ne leur estois guere cogneu. Ils entrerent en grande contestation de ma vie. De vray, il y avoit plusieurs circonstances, qui me menassoyent du danger où j’en estois.

Tunc animis opus, Ænea, tunc pectore firmo.

Je me maintins tousjours sur le tiltre de ma trefve, à leur quitter seulement le gain qu’ils avoient faict de ma despouille, qui n’estoit pas à mespriser, sans promesse d’autre rançon. Apres deux ou trois heures, que nous eusmes esté là, et qu’ils m’eurent faict monter sur un cheval, qui n’avoit garde de leur eschapper, et commis ma conduicte particuliere à quinze ou vingt harquebusiers, et dispersé mes gens à d’autres, ayant ordonné qu’on nous menast prisonniers, diverses routes, et moy desja acheminé à deux ou trois harquebusades de là,

Jam prece Pollucis jam Castoris implorata :

voicy une soudaine et tres-inopinée mutation qui leur print. Je vis revenir à moy le chef, avec paroles plus douces : se mettant en peine de rechercher en la trouppe mes hardes escartées, et me les faisant rendre, selon qu’il s’en pouvoit recouvrer, jusques à ma boite. Le meilleur present qu’ils me firent, ce fut en fin ma liberté : le reste ne me touchoit gueres en ce temps-là. La vraye cause d’un changement si nouveau, et de ce ravisement, sans aucune impulsion apparente, et d’un repentir si miraculeux, en tel temps, en une entreprinse pourpensée et deliberée, et devenue juste par l’usage, (car d’arrivée je leur confessay ouvertement le party duquel j’estois, et le chemin que je tenois) certes je ne sçay pas bien encores quelle elle est. Le plus apparent qui se demasqua, et me fit cognoistre son nom, me redist lors plusieurs fois, que je devoy cette delivrance à mon visage, liberté, et fermeté de mes parolles, qui me rendoient indigne d’une telle mes-adventure, et me demanda asseurance d’une pareille. Il est possible, que la bonté divine se voulut servir de ce vain instrument pour ma conservation. Elle me deffendit encore lendemain d’autres pires embusches, desquelles ceux-cy mesme m’avoient adverty. Le dernier est encore en pieds, pour en faire le conte : le premier fut tué il n’y a pas long temps.

Si mon visage ne respondoit pour moy, si on ne lisoit en mes yeux, et en ma voix, la simplicité de mon intention, je n’eusse pas duré sans querelle, et sans offence, si long temps : avec cette indiscrette liberté, de dire à tort et à droict, ce qui me vient en fantasie, et juger temerairement des choses. Cette façon peut paroistre avec raison incivile, et mal accommodée à nostre usage : mais outrageuse et malitieuse, je n’ay veu personne qui l’en ait jugée : ny qui se soit piqué de ma liberté, s’il l’a receuë de ma bouche. Les paroles redites, ont comme autre son, autre sens. Aussi ne hay-je personne. Et suis si lasche à offencer, que pour le service de la raison mesme, je ne le puis faire. Et lors que l’occasion m’a convié aux condemnations criminelles, j’ay plustost manqué à la justice. Ut magis peccari nolim, quàm satis animi, ad vindicanda peccata habeam. On reprochoit, dit on, à Aristote, d’avoir esté trop misericordieux envers un meschant homme : « J’ay esté de vray, dit-il, misericordieux envers l’homme, non envers la meschanceté. » Les jugements ordinaires, s’exasperent à la punition par l’horreur du meffaict. Cela mesme refroidit le mien. L’horreur du premier meurtre ; m’en faict craindre un second. Et la laideur de la premiere cruauté m’en faict abhorrer toute imitation. A moy, qui ne suis qu’escuyer de trefles, peut toucher, ce qu’on disoit de Charillus Roy de Sparte : « Il ne sçauroit estre bon, puis qu’il n’est pas mauvais aux meschans. » Ou bien ainsi : car Plutarque le presente en ces deux sortes, comme mille autres choses diversement et contrairement : « Il faut bien qu’il soit bon, puis qu’il l’est aux meschants mesme. » De mesme qu’aux actions legitimes, je me fasche de m’y employer, quand c’est envers ceux qui s’en desplaisent : aussi à dire verité, aux illegitimes, je ne fay pas assez de conscience, de m’y employer, quand c’est envers ceux qui y consentent.