Essays
Michel de Montaigne

De l’Oisiveté

Book 1 Chapter 8

Comme nous voyons des terres oïsives, si elles sont grasses et fertiles, foisonner en cent mille sortes d’herbes sauvages et inutiles, et que pour les tenir en office, il les faut assubjectir et employer à certaines semences, pour nostre service. Et comme nous voyons, que les femmes produisent bien toutes seules, des amas et pieces de chair informes ; mais que pour faire une generation bonne et naturelle, il les faut embesongner d’une autre semence : ainsi est-il des esprits, si on ne les occupe à certain sujet, qui les bride et contraigne, ils se jettent desreglez, par-ci par là, dans le vague champ des imaginations.

Sicut aquæ tremulum labris ubi lumen ahenis
Sole repercussum, aut radiantis imagine Lunæ,
Omnia peruolitat latè loca, iámque sub auras
Erigitur, summíque ferit laquearia tecti.

Et n’est follie ny réverie, qu’ils ne produisent en cette agitation.

uelut ægri somnia, uanæ
Finguntur species.

L’ame qui n’a point de but estably, elle se perd : Car comme on dit, c’est n’estre en aucun lieu, que d’estre par tout.

Quisquis ubique habitat, Maxime, nusquam habitat.

Dernierement que je me retiray chez moy, deliberé autant que je pourroy, ne me mesler d’autre chose, que de passer en repos, et à part ce peu qui me reste de vie : il me sembloit ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s’entretenir soy mesmes, et s’arrester et rasseoir en soy : Ce que j’esperois qu’il peust meshuy faire plus aisément, devenu avec le temps, plus poisant et plus meur : Mais je trouve,

uariam semper dant otia mentem,

qu’au rebours faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus de carriere à soy-mesmes, qu’il ne prenoit pour autruy : et m’enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon aise l’ineptie et l’estrangeté, j’ay commencé de les mettre en rolle : esperant avec le temps, luy en faire honte à luy mesmes.